L’enregistrement des droits de propriété, les Tomite et l’indivision aujourd’hui
Après les échecs d’enregistrement de la propriété des années précédentes, les autorités françaises finirent par publier un décret le 24 août 1887 qui prévoyait une nouvelle procédure d’enregistrement des terres et, fait nouveau, des sanctions en cas de non enregistrement. Désormais, par une fiction juridique du pouvoir colonial, toutes les terres étaient considérées comme appartenant au domaine colonial (théorie du domaine éminent), à charge pour les autochtones de faire une déclaration de propriété. Chaque revendiquant, officiellement reconnu propriétaire, pouvait se faire délivrer un titre de propriété (« tōmite » de l’anglais « comitee »), tandis que les parcelles non enregistrées devenaient temporairement des « terres de district ». Si après un délai d’un an, les terres n’étaient pas revendiquées, elles devenaient des terres domaniales (terres vacantes et sans maître). Pour revendiquer, une personne devait se munir de son nom enregistré à l’état civil, du nom et de la localisation de la parcelle et des parcelles limitrophes. La revendication devait être réalisée devant le conseil de district. Elle devenait définitive si aucune opposition n’était formée dans un délai de trois mois.
Dans l’hypothèse inverse, le conseil de district était souverain pour juger des litiges, ce qu’il fit sur la base de preuves généalogiques. La même procédure concernait les terres « farii hau », c’est-à-dire les terres laissées à la disposition des chefs pour remplir leur fonction politique. Par ailleurs, toutes les terres sur lesquelles étaient édifiées des infrastructures publiques : temples, églises, écoles et bâtiments administratifs, appartenaient désormais à l’administration coloniale ou au district en question. Toutes les parcelles non réclamées ou non attribuées étaient déclarées domaine du Territoire. Le décret de 1887 établissait également le principe selon lequel, passé un certain délai, toutes les revendications futures et toutes les oppositions seraient jugées selon les procédures du code civil.
Sur le plan formel du décret du 24 août 1887, l’administration coloniale commence à appliquer la théorie du domaine éminent prise dans l’ancien droit français : l’état succède aux chefs en tant que titulaire du droit éminent sur le sol, les indigènes étant invités à transformer leur droit de possession ou d’usage en droit de propriété. Puis, afin de favoriser la mise en valeur des terres et le développement de l’agriculture, l’état entendit disposer des moyens juridiques pour aménager les terres. D’où l’utilisation du concept de « terre domaniale » ou des « terres vacantes et sans maître », dont il se réservait la maîtrise.
Avec la transformation des droits fonciers qui dans l’ancien temps relevait plus de la sphère politique que des sphères proprement familiale, sociale ou individuelle, une nouvelle conception se dessine de la chefferie polynésienne. A Tahiti comme dans d’autres îles polynésiennes, les classes les plus titrées s’arrogent une grande partie du territoire tandis que les classes les moins importantes ne reçoivent que ce qui reste.
La mutation de la chefferie polynésienne en une féodalité de type européen, a néanmoins été limitée par l’influence des missionnaires qui ont encouragé l’appropriation des terres par les familles nucléaires. Sans cette intervention plutôt heureuse, la transmission de la propriété foncière par les chefs, principaux bénéficiaires des lois foncières, aurait sans doute été beaucoup plus facile et aurait grandement facilité la dépossession des terres indigènes. Les transferts de propriété avec les Européens se développèrent plus facilement à partir de ce décret de 1887. Dans la période 1900-1930, le statut des terres désormais soumises au régime de l’indivision, n’empêcha pas des transferts d’importants domaines fonciers au profit des Européens et des Tahitiens qui perçurent l’intérêt de la procédure de la licitation, permise par l’application du code civil dans les Établissements français de l’Océanie (E.O.F.). Quant au domaine foncier de l’état, il s’accrut considérablement puisque les terres non revendiquées devenaient domaniales.
Les tōmite aujourd’hui
Les tōmite (titre de propriété) issus des revendications foncières initiées par le Gouverneur français durant la période coloniale, ont un statut ambigu aujourd’hui. Les tōmite sont à la fois : « moment fondateur de la vie insulaire » et manifestation du pouvoir colonial en tant que moyen de « presser les Polynésiens hors de chez eux ». Paradoxalement, toutes ces interprétations sont cumulatives.
Les tōmite sont devenus un élément fondateur de la vie insulaire parce qu’ils ont remplacé les marae. Ils sont devenus la marque visible des ancêtres principaux dont on tire son identité. Rechercher son tōmite se confond de plus en plus avec une quête de sens identitaire. Aujourd’hui, les revendiquants originels ont acquis le statut de tupuna (ancêtre) parfois déifié et sont tenus pour des tupuna mau (vrais ancêtres) par leurs descendants directs. De multiples associations se sont créées, surtout en zone urbaine, pour regrouper les différents membres des groupements de parenté. Ces « corporations » -au sens de Goodenough-, tentent aujourd’hui de retrouver les terres « endormie » (faataòto) de leur ancêtre, mises de côté depuis plusieurs générations, pendant un temps successoral correspondant à l’extension maximale du ôpū.
Si la propriété individuelle privée fût d’abord imposée, les appropriations de terres actuelles montrent qu’elles sont principalement mises en œuvre par trois niveaux distincts de corporations. Ego fait en effet à la fois parti d’un ôpū (grand groupement qui tire son origine depuis l’ancêtre ayant revendiqué au xixe siècle), d’un ôpū fetii (groupement prenant son origine depuis un tupuna ou un grand parent) et d’un ôpū tamarii (ensemble des frères et sœurs y compris les enfants faaàmu (adopté sans nécessairement de reconnaissance légale). Il tire des droits fonciers à partir de ces trois niveaux de groupements, sans compter ceux qu’il a pu acquérir à titre personnel. En d’autres termes, Ego peut potentiellement s’approprier des terres relevant des trois niveaux de groupements précédents ainsi que des terres en propriété privée individuelle comme cela se rencontrent de plus en plus depuis les années 1960.
Devant le tribunal, même lorsque les groupements en questions demandent à être reconnus propriétaire des terres, c’est essentiellement au nom de leurs ancêtres décédés qu’ils font la revendication, ne se reconnaissant à eux même que des droits d’usage. Cent cinquante ans plus tard, la propriété privée polynésienne s’élabore toujours en référence à des stratégies de filiation généalogique et de transferts d’héritages entre différentes corporations ou entre des corporations et des individus. Les relations de propriété privée ne se confondent pas nécessairement avec la propriété individuelle. Dès lors, les instruments juridiques officiels peuvent être détournés de leur vocation première et être réinterprétés selon le schème polynésien. C’est le cas en matière de testaments, de dons et de ventes fictives ayant souvent cours entre les membres des ôpū tamarii. C’est d’ailleurs la seule configuration sociale où on puisse véritablement parler de « syncrétisme juridique ». Dans une heureuse formule, G. Tetiarahi parle ainsi d’une « recolonisation du code civil » par les pratiques successorales polynésiennes.
Cependant, la construction continuelle d’un vrai pluralisme juridique [c’est-à-dire, non soumis hiérarchiquement au système étatique centralisé], réside dans le fait que pour Ego, le recours au système étatique –le tribunal- n’est pas le seul moyen d’accéder à une terre familiale. Depuis une vingtaine d’années, on a observé l’émergence de processus organisationnels distincts, non officiels, permettant une redistribution et une administration des terres à l’intérieur des groupements de parenté. Peu importe que cette sphère de la régulation sociale ait aujourd’hui pris la forme d’une association, d’un réseau de parents ou une autre structure plus formelle, le constat est bien celui d’une appropriation extrêmement fine des terres par différents niveaux de groupements, en dehors du système légal officiel. Cette sphère de la régulation foncière a souvent mis en place une structure d’autorité singulière et connaît un processus de régulation des conflits qui échappe à l’ordre légal étatique.
Toutefois, en raison du caractère non officiel de ces démarches, de la menace toujours possible de l’intervention du système judiciaire par une requête d’un des membres du groupement en question, le pluralisme juridique qui s’est construit depuis maintenant plus d’un siècle a créé un véritable malaise social et culturel. Le problème en Polynésie française vient en particulier du système étatique et territorial qui refusent la réalité du pluralisme et ne conçoivent un ordre légal différent du leur qu’en terme hiérarchique. L’ordre légal suprême demeure celui de l’état et du Territoire liés par des relations complexes dans le cadre de l’autonomie. Dans tous les cas, le seul mythe acceptable est celui du centralisme étatique. Réalité que partage peut-être l’élite qui en est au contrôle, mais qui ne se ressent pas dès lors qu’on donne de l’importance aux pratiques et aux discours des membres des groupements de parenté.
A l’avenir, il semble pourtant que le problème ne devrait plus être pensé en terme de substitution d’un ordre légal par un autre, idéologie qui a pris ses racines dans le centralisme étatique dès le xixe siècle en Polynésie. Il conviendrait plutôt de réfléchir à la manière d’articuler plusieurs ordres légaux en même temps. Il s’agit d’assurer l’autonomie et la coexistence de chacun des ordres légaux. Car, au fond, ce que semblent vouloir les Tahitiens aujourd’hui, ce n’est pas d’abandonner un système pour un autre, c’est de pouvoir accéder à plus d’un ordre légal sur le plan foncier. Pluralisme qui est à la fois source de liberté et d’une histoire mieux assumée.
Si on reste fidèle à l’analyse que nous avons fait précédemment du traité d’annexion franco tahitien, le décret de 1887 sur l’enregistrement de la propriété foncière n’aurait jamais du avoir lieu, en tout cas, certainement pas dans les termes dans lesquels il a été écrit et approuvé par le parlement français de l’époque, puisque le contrôle et l’administration des terres relevaient du domaine de la chefferie et que la transformation du « sujet » en « citoyen » n’était pas explicitement autorisé par Pomare.
Discutant du terme foncier, mentionnons que R. Verdier (1982) notait que l’état projette dans les pays colonisés les conceptions du droit féodal français. En effet, le domaine éminent et un terme d'origine latine (dominium directum) qui se réfère au Seigneur exerçant des droits politiques, militaires, économiques sur les terres, l'autorisant à percevoir une redevance auprès d'un vassal (Le Roy, 1991). En outre, E. Le Roy (1998) précise que "jusqu'au 18ème siècle en France, c'est en terme de domaine que le rapport foncier est appréhendé et il continue à être ainsi organisé dans une grande partie des législations foncières francophones". Autrement dit, c'est désormais l’état qui exerce les prérogatives du domaine éminent.
N. Rouland (1988), chapitre : les relations foncières. Comme le note à juste titre le Professeur N. Rouland (1988) en ce qui concerne l’acculturation juridique des sociétés traditionnelles : « on était désormais dans un système fondé sur l’infériorité de la qualité juridique des autochtones, à charge pour eux d’en prouver l’existence ».
D’un autre côté, la centralisation du pouvoir opérée par les missionnaires a trouvé un prolongement dans l’organisation administrative coloniale, cette dernière désacralisant le statut de chef (le arii n’existe plus officiellement).
J. F. Baré (1985)
G. Tetiarahi (1987)
Goodenough (1961)
Ce n’est pas vraiment un hasard si les descendants des revendiquants originels se manifestent précisément aujourd’hui après 7 ou 4 générations (durée de vie d’un ôpū ou d’un ôpū fetii) puis qu’avec le décès des dernières générations aînées et l’émergence de nouveaux groupements, le schéma successoral s’inverse. Une logique de l’ascendance prend le pas sur celle de la descendance. Voir T. Bambridge (2003)
La notion d'appropriation est ambiguë car elle peut renvoyer à une conception civiliste de la propriété comme à l' "affectation à un usage" au sens de Le Roy (1991, pp 11-23) qui écrit, p 11: "Le rapport foncier est un rapport social déterminé par l'appropriation de l'espace. (…) Cette première définition cache de nombreuses difficultés (…) La première de ces difficultés est terminologique dans la mesure où la notion d' "appropriation" recouvre deux réalités, deux manières de penser l'espace et les rapports sociaux. Ainsi, doit-on constamment se demander si la référence à l' "appropriation" concerne l' "affectation à un usage" (…), ou "l'attribution du droit de disposer" comme dans la tradition du code civil français ou de la théorie de l'ownership britannique (…)". Tout le chapitre 10 dans Le Bris, Le Roy et Mathieu (1991), p 27-36: "L'appropriation et les systèmes de production", est pertinent pour la discussion de la notion d'appropriation. Mentionnons aussi la très bonne analyse de G. Augustins (1989) concernant les conceptions de la propriété des Francs et des Romains dans l'Europe médiévale.